Partir. Courir. S'éloigner. Se dépêcher. Oui, il fallait absolument que je mette de la distance entre le Château et moi. Et ce, très rapidement. Sous peine de devoir creuser une tombe pour les tympans des résidents. Il fallait que je fasse un break de quelques heures. Personne ne m'en voudrait, c'était une étape par laquelle tous les élèves passent un jour ou l'autre. Le problème n'était pas mon Maître, que j'adorais, ni ma vie d'Écuyère. Non, le problème, c'était tout simplement moi. Je suis lasse de ma double-personnalité, qui me cause bien des soucis, lasse de la routine qui me faisait déprimer. C'est donc pour cela que j'avais quitté en trombe la chambre, que j'avais dévalé les escaliers quatre à quatre et que j'avais foncé aux écuries. Je m'étais saisie de ma bride, ma selle et mon tapis, harnaché ma monture et quitté le domaine au galop. J'avais ralenti après quelques minutes de course effrénée, tapotant l'encolure de mon destrier. Me déplaçant maintenant à une allure bien plus calme, je cherchais un endroit tranquille où piquer ma crise d'hystérie et me relaxer. J'éliminais déjà la forêt, Imolan, car j'y avais passé un merveilleux moment, quand on m'avait attribuée à un Maître. C'est là que nous avions fait connaissance à proprement parler. Je ne voulais pas me rendre au centre de dressage des Dragons, où il y avait toujours beaucoup de monde. J'errais donc dans la campagne, le nez levé vers les nuages. Je dissimulais mon visage sous une large capuche, afin qu'on ne voie pas mes cheveux blanc et mes prunelles écarlates. Je ne portais pas mes vêtements habituels qui m'auraient proclamée comme étant Écuyère. J'étais en blanc, couleur simple et pure. Mon destrier me mena à la plage et je mis pied à terre. Je le flattais un moment puis lui donnait une petite tape sur la croupe. Il repartit au trop. Je savais qu'il retrouverait sans aucun soucis les écuries.

J'attendis de le voir disparaître au loin pour me laisser aller. Je déchaînais mes pouvoirs, du moins ceux que je contrôlais et qui ne risquaient pas de me filer entre les doigts. Mes rayons de glace frappèrent le sable, le projetant dans tous les sens. Cela ne suffit pas à évacuer ce que je ressentais. Je m'épuisais face à des rochers, au sable et tout ce que je pouvais congeler. Après de longues heures, je retrouvait un état serein.

Je finis par m'allonger dans le sable, les yeux fermés, écoutant le bruissement des vagues. Puis un intense malaise s'empara de moi. J'ouvris les yeux. Il y avait quelqu'un, tout près. Quelqu'un de puissant.

Le malaise qui m'étreignait prit de l'ampleur quand une voix s'éleva, dans mon dos.

▬ Quel genre de souci peut nous pousser à s'en prendre à du sable...?

Je fis volte-face, la main crispée sur la garde de mon épée. Je fis face à un... truc blanc. Encore plus blanc que moi. Il m'évoquait vaguement une terrible menace cachée dans un corps candide. Un fléau dans une fleur. Il avait les cheveux blancs, des yeux étranges, que je ne parvenais pas à regarder tant la peur qu'ils instillaient en moi était grande. C'était atroce. Ma gorge se noua et ma voix chevrota quand je répondit.

▬ Des soucis qui ne regardent pas les étrangers.

Je raffermis ma prise sur la garde de ma lame, prête à dégainer au moindre mouvement suspect du l'inconnu. Il me rappelait vaguement quelque chose mais je ne parvins pas à mettre le doigt dessus. J'étais méfiante. Depuis combien de temps était-il là ? M'avait-il vue m'épuiser à maltraiter les éléments du paysage ? Que me voulait-il ? Lentement, je déployais un tentacule mental tentant de percer ses pensées. Je me heurtais à une puissante barrière et je reculais, sonnée par tant de résistance.

▬ Qui êtes-vous ? criais-je presque, paniquée. Depuis combien de temps êtes-vous là ?

Ma voix fila dans les aigus hystériques. Mue par l'angoisse que m'inspirait le jeune homme en blanc, je plongeais la main dans sa bourse et en sortit en éclat de sel, bien concentré.Je l'avalais tout rond et fermais les yeux. Avec un hurlement mental de joie, ma personnalité sombre s'empara des rênes du corps, tandis que la face douce se terrait loin, très loin. Sans perdre un instant, je levais la paume et un rayon blanc fondit sur l'adolescent en blanc. Le sable vola, nous cachant l'un l'autre. Je l'avais touché. Mais la poussière retomba et... il n'avait rien. Il n'avais même pas bougé. Avec un hurlement agacé, je relançais une attaque et mon rayon se dissipa en grésillant à quelques centimètres du garçon. J'étais perplexe. Je baissais la main, les yeux agrandis par l'incompréhension. Puis la lumière se fit et je reculais, brusquement très pâle.

▬ Vous êtes... vous êtes un Immortel !

Argh, j'avais fait une gaffe. Mes jambes se dérobèrent sous moi et ma facette Sweet remonta brusquement à la surface, en dépit du sel. Mes larmes se mirent à couler et je lui tournis le dos.

▬ C'est une malédiction, c'est ça ? Y a qu'à moi que ça arrive, ce genre de situations ! Vous, la caste céleste, vous m'en voulez ou quoi ?

Ça y est, je venais de péter un plomb. Voir une bonne dizaine.

J'ouvris la bouche... pour la refermer aussitôt. Si je m'étais fait attaquer par un Immortel ? Non, bien sûr que non. Si cela avait été le cas, je ne serais pas là pour chialer sur ma pauvre petite vie et tous mes soucis qui me donnaient une migraine à vous faire hurler. Ce que j'avais fait, d'ailleurs. J'essuyais mes larmes, piteuse.

▬ Si un Immortel m'avait attaquée, je ne serais pas ici à vous parler, mais plutôt en petit tas de cendres dispersées par le vent.

Malgré ces aproles clairement pessimistes, je souris. Il semblait vraiment gentil, malgré qu'il me fiche la chair de poule. Peut-être n'en était-il nullement responsable,d 'ailleurs, ce ce malaise diffus que je ressentais.

▬ Quand je parlais de malédiction, disons que c'était une métaphore. Je suis juste un peu sur les nerfs et que ça me fourre dans des situations peu agréables.

Je remuais les épaules, tentant de me détendre. J'étais crispée, j'allais finir la journée courbaturée si je ne faisais rien pour relaxer mes muscles. Sans quitter l'Immortel des yeux, je commençais à faire les cents pas, rester immobile ne me convenant pas. D'accord, il semblait inoffensif et très compréhensif mais il restait un Immortel, une créature surpuissante. Je ne devais pas baisser ma garde juste parce qu'il souriait innocemment. Finalement, je me laissais à nouveau choir dans le sable, face à lui cette fois-ci. Pas question de tourner le dos à un potentiel ennemi potentiellement très dangereux. J'avais à peine écouté ce qu'il avait tenté de me dire, pendant ma petite crise, mais j'avais retenu son nom. Seren, il me semblait. Je ne pouvais pas le qualifier de bizarre, mon propre nom étant une espèce de fleur bizarroïde. Quelque chose, dans son expression, me fit tiquer. Quand j'avais énoncé le mot malédiction, il avait semblé un bref instant perplexe et paniqué. ne restait plus que la perplexité sur son beau visage pâle.

▬ Désolée de vous avoir attaqué... mais vous pourriez arrêter votre truc, là ? L'onde de peur que vous projetez... c'est vraiment atroce.

Du bout de la botte, je remuait le sable, ne sachant que faire. Qu'est-ce que je foutais là, à discuter avec un type capable de massacrer une bonne partie de mon Ordre de Chevalerie si l'envie lui prenait ? Était-il un ami ou un ennemi. Bien sûr, je ne pouvais poser la question, il fallait deviner.

▬ Ma question est peut-être insolente mais... que fais donc un Immortel sur notre humble continent ? Ne dit-on pas que vous préférez rester dans vos quartiers, près des Dieux ?

C'était bien là toute la complexité de ma petite personne : changer d'humeur d'un clin d’œil, des larmes à la méfiance, de la fureur aux questions.

Seren sembla... perplexe. Il ne faisait apparemment aucune "onde". Pourtant, la terreur qu'il m'inspirait était forte. A moins que... j'avais bien une petite idée sur la réponse. Une réponse qui se cachait actuellement quelque part, silencieuse. Pour une fois. Ma double personnalité était bien complexe à gérer, et la partie violente se repliait lorsqu'elle se trouvait face à quelque chose ou quelqu'un de puissant. Dès qu'elle ne pouvait vaincre, elle se cachait, se montrait lâche. c'était là toute l’ambiguïté de notre existence. Frêle, inoffensive mais courageuse pour l'une, arrogante, bagarreuse mais couarde pour l'autre. Comme quoi, nous nous complétons bien, dans ce cors pâle et étrange. Je fus tirée de mes pensées par l'Immortel, qui s'installa à mes côtés, dans le sable. Lui regardait l'océan tandis que moi, je fixais les méandres sombres de la forêt.

▬ Je me suis exilé des cieux, je n'ai plus ma place avec eux. Je ne suis pas d'accord avec leur façon de penser... Ce n'est pas moi, d'obéir aveuglement..

Alors comme ça, il y avait même des Immortels qui contestaient l'autorité céleste ? Cela me fit sourire et j'étendis mes jambes, m'allongeant finalement dans le sable, de façon à voir son visage.

▬ Quelles raisons peuvent pouver un être comme vous à quitter leur Caste de plein gré ? J'avoue... que je ne comprend pas. Moi qui tente de faire de mon mieux pour m'élever dans mon milieu, je ne peux envisager que quelqu'un qui a tout puisse ne pas en vouloir... serait-ce une question de conflit ?

J'avais lancé ça au hasard. Qu'une quelconque bataille puérile agite les hautes sphères, je n'en avait cure. Cela m'intéressait autant que de savoir combien de pierres composaient la tour de la forteresse. Je jouais avec un pan de ma cape, laçant de temps à autre un regard inquisiteur à l'Immortel. Je me redressais sur les coudes et dissimulais une grimace : le sable, ça faisait fichtrement mal aux bras !

▬ Je ne sais pas si vous le pouvez, si cela est autorisé mais... racontez-moi comment c'est, chez... hum... vous. Je ne sais pas comment vous appelez votre "maison"... Racontez-moi un peu votre vie.

Farfouillant dans ma bourse, j'en tirais un morceau de sucre. Darkie résistait à l'attrait du sel mais mieux valait se méfier. Elle était capable de s'installer au pire moment. Contrez l'effet néfaste de l'élément salé était donc nécessaire, histoire de ne pas changer brusquement de personnalité.

Seren m'expliqua qu'il n'y avait aucune histoire de conflit. Il n'aimait juste pas le fonctionnement et les règles. Un rebelle, en quelques sortes. Cela me fit sourire. Comme quoi, même dans l’institution la plus clean, il y en avait toujours qui n'étaient pas contents... ou avaient assez d'esprit que pour se rendre compte qu'un truc clochait. C'est vrai que, malgré les apparences, une vie à la botte des Dieux, ça devait être la franche rigolade tous les jours. D'accord, même les mortels sont à la bottes des dieux, mais pas aussi près que les Immortels qui, eux, doivent se coltiner leurs divines majestés toute la journée. Il lui parla ensuite du monde céleste. D'après lui, c'était un endroit vide et ennuyant. Carrément déprimant, quoi. Un monde blanc, sans couleurs. Comme lui. Comme moi. Ah mais nan, en fait, moi j'ia les yeux rouges. Ouaiiiis, une p'tite touche de couleurs chez Edelweiss.... pour la différence que ça fait, franchement... j'ai juste une tête encore plus bizarre.

▬ Pour un mortel, ça doit être terriblement ennuyant. Quand vous mourrez, vous ne voulez plus que la paix, mais en vie, c'est l'opposé complet de votre nature. Surtout vous; vous avez beaucoup de réactions inexplicables. Vous vous ennuieriez trop là-haut!

J'haussais distraitement les épaules. Un monde sans couleurs est un monde sans intérêt pour moi. A quoi bon avoir créé un univers aussi flamboyant que le nôtre si c'est pour que d'autres vivent dans une cellule blanche et immaculée ? Quelle preuve les dieux cherchent-ils à montrer aux mortels en noyant notre monde de couleurs tout en laissant le leur désespérément vide ?

▬ A vous entendre, le monde céleste est abominable et abominablement ennuyeux.

Je sortis de ma poche une pomme rouge. J'aimais les pommes rouges, parce que leur couleur me rappelais celle de mes prunelles. Couleur dont personne n'expliquait la provenance, d'ailleurs. Dégainant ma dague, je me mit à découper des formes dans la perlure grenat, sculptant une mini fresque dans ma pomme.

▬ Ça fait bizarre, vous savez... on nous a toujours appris que les Immortels étaient des êtres bien plus... comment dire ? Plus sages que nous. Mais en parlant avec vous, j'ai l'impression qu'il n'y a pas tellement de différences... je me trompe ?